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Les Enténébrés

Sarah Chiche







  • Broché: 368 pages
  • Editeur : Le Seuil (3 janvier 2019)
  • Collection : Cadre rouge
  • Existe en version numérique







C’est un roman coup de poing! On en ressort assommé, et il faut un peu de temps pour s’en remettre. 
Il faut dire que ce que l’auteur nous confie au cours de ces pages est loin d’être anodin. Certes même si, pour citer Tolstoï, 

"Toutes les familles heureuses le sont de la même manière, les familles malheureuses le sont chacune à leur façon." 

Le malheur au malheur ressemble et se fonde le plus souvent sur le fonctionnement complexe voire pathologique de ces groupes inventés par la civilisation que sont les familles. Traumatisme de l’enfance, fondé sur des malentendus ou des trop bien entendus, lestés par la maladie, l’hérédité et les flèches du hasard?.  Dans ce roman, tout y est, avec comme couvercle de plomb la maladie mentale qui frappe inexorablement les femmes générations après génération.  Le miroir est monstrueux, superposant à l’infini les portraits féminins.

Mais ce n’est pas là que se situe la prouesse. 

Elle est dans l’écriture, riche, juxtaposant les procédés, des lettres, avec leurs révélations violentes, des dialogues , bien ancrés dans le réel, des fragments de conférence, dont le contenu collapsologique crée une mise à distance drastique de tout ce qui constitue la trame du roman, à savoir les blessures individuelles,.

Elle est aussi dans la façon dont est retranscrit le tourbillon des idées et des réflexions qui vont de  l’intime à l’universel. Et le lecteur est emporté dans ce maelström vertigineux, qui met en abyme les tourments individuels. Ce qui pourrait être nombrilisme devient partie du tout. 

Et le plus étonnant c’est que ce récit n’est pas sombre, il offre une lueur d’espoir, par la voix de la femme qui ose jeter un sort à la malédiction, en l’attaquant avec ses propres armes puisqu’elle devient psychanalyste. Sans oublier que le dernier chapitre est intitulé une fin heureuse.

Lecture forte et marquante.



Il y a déjà des gens aujourd’hui, parmi nous, qui savent que l’humanité n’a aucun sens et que c’est seulement maintenant qu’ils peuvent s’adonner à cette jouissance de la destruction qui est la seule qui nous restera bientôt, quand la mer sera sans poissons, le ciel sans oiseaux, quand tout ce qui pousse ou respire se révélera difforme ou empoisonné, quand les prétendues téléologies naturelles et les excellences de toutes sortes que vous admirez tant apparaîtront pour ce qu’elles sont, des hasards fugitifs et fragiles, quand les gens affamés, écrasés sous les édifices politiques injustes et de plus en plus boiteux que la pénurie et l’insécurité auront multipliés, commenceront à s’entretuer pour les dernières richesses, puis pour leur apparence, puis pour les ultimes moyens de survie, et finalement pour rien, alors toutes ces divagations prendront, oh oui, c’est sûr, elles prendront une autre portée.

*

Je n’ai pas de patrie. Le charme particulier du gouvernement du pays dans lequel je dois tout de même reconnaître que se trouve la chaise sur laquelle je suis assise consiste à asséner avec assurance de beaux discours sur le vivre-ensemble tout en organisant avec soin et méthode l’exclusion des plus démunis, le mépris de classe, et le racisme d’État. On ne tue pas. On laisse la gale, la faim, les rixes et les incendies faire tranquillement leur travail. Puis, un matin, à l’aube, on envoie la police frapper. On fait monter dans des autobus. On trie. On sépare les familles. On expulse. Les semaines suivantes, les mêmes, ceux qui ont réussi à s’échapper, ou de nouveaux arrivants, survivants d’une récente traversée de la mer ou des montagnes, tenteront de s’installer dans les mêmes lieux, ou juste en face, ou juste à côté. Et tout recommencera. J’ai honte.

*

L’amour, dès qu’il cherche à se raconter, devient une farce dite par un aveugle à un sourd, le couinement obscène d’animaux humains qui n’ont pas même la simplicité des bêtes pour se renifler le derrière sans en faire toute une histoire quand ils sont contents de se rencontrer.













Sarah Chiche est écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle est l'auteur de deux romans : L'inachevée (Grasset, 2008) et L'Emprise (Grasset, 2010), et de trois essais : Personne(s), d’après Le Livre de l'Intranquillité de Fernando Pessoa (Éditions Cécile Defaut, 2013), Éthique du mikado, essai sur le cinéma de Michael Haneke (PUF, 2015), Une histoire érotique de la psychanalyse : de la nourrice de Freud aux amants d'aujourd'hui (Payot, 2018).

                                      Source : France Culture

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