Maylis de Kerangal
- Éditeur : Verticales (13 mai 2021)
- Langue : Français
- Broché : 176 pages
Sept nouvelles et une novella composent ce recueil, dont le fil rouge décline le thème de la voix. On y retrouve aussi avec une savante manière de les insérer dans le texte autant de canoës que de nouvelles !
Ça commence avec les retrouvailles de deux amies, l’une d’elle cherchant ce qui a pu changer chez l’autre, quelque chose de ténu mais de net…
Suit la novella qui conte les efforts d’adaptation d’une française immigrée au pays de Buffalo Bill. C’est presque la trame d’un roman, le squelette d’une histoire plus consistante.
Puis l’histoire de deux sœurs qui captent les voix pour des desseins obscurs.
Marquante aussi la nouvelle qui traite de ces voix sur les répondeurs qu’on hésitera si longtemps à effacer après que la personne a disparu.
Toutes ces tranches de vie ont pour point commun , hormis le thème, vaste, une écriture très travaillée, au pouvoir quasi hypnotique, au risque de perdre le fil.
Mais ça marche, on est pris par la magie des textes et on se laisse emporter par la narration.
Quelle chance d’avoir pu entendre trois de ces nouvelles, lues par l’auteur et accompagnées par deux musiciens fabuleux aux Correspondances de Manosque !
J'attendais que le temps passe, renversée dans un fauteuil de dentiste incliné en position horizontale, les yeux perdus sur le faux plafond de polystyrène, les pieds en l'air, et mordais dans une pâte à base d'alginate au goût de fluor qui durcissait contre mes dents. Le tohu-bohu du boulevard me parvenait de loin, la jeune praticienne debout derrière moi faisait tinter les ustensiles sur la paillasse et je pistais un filet de musique orientale dans ce petit chaos primitif pendant que s'accomplissait la prise d'empreinte. J'avais donc la bouche pleine et me concentrais pour ne pas déglutir, quand la dentiste s'est approché de moi pour me tendre sous les yeux son portable : regardez, c'est une mandibule humaine du mésolithique, on l'a trouvé dans le 15e, rue Henri-Farman, en 2008.
*
Je suis allongée dans l'herbe, les bras en croix les yeux au ciel. Je vais bientôt être interrogée, il va falloir que je rassemble les faits, que je décrive ce qui a eu lieu, que je raconte. Il neige à présent, de gros flocons voltigent en silence dans l'atmosphère, ils tourbillonnent au moindre souffle, les premiers si fragiles, si délicats, qu'ils s'évaporent à l'instant de se poser sur le macadam. Tout sera bientôt recouvert. Je me souviens que Dino est resté dans la Mustang, tout comme ce petit carton où j'ai emballé dans du papier bulle un bol que j'ai tourné ici.
*
Je tends le bras entre les herbes chaudes qui piègent les détritus, mes doigts forment la pince primitive – une pince soupçonneuse, vaguement dégoûtée –,la prairie bourdonne, une odeur âcre émane du sol, entêtante, une humidité de paillasse cuite. Je collecte les allumettes carbonisées et les épingles à cheveux, une boucle d'oreilles, une taie d'oreiller, un prospectus pour louer des canoës à la rivière, un couteau cassé et une plaquette de pilules contraceptives, une peau de banane, une coque de téléphone portable, des carcasses de poulet – des ossements lisses, blanchâtre si parfaitement rognés qu'on les dirait régurgités de la gueule d'un renard.
Maylis de Kerangal est une écrivaine française née en 1967. Elle publie son premier roman Je marche sous un ciel de traine en 2000.
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