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Histoires de la nuit ⭐️⭐️⭐️⭐️⭐️

 Laurent Mauvignier




  • Broché : 634 pages
  • Existe en version numérique
  • Éditeur : Les Editions de Minuit (3 septembre 2020)
  • Langue :  Français





Si le titre se réfère à un recueil d’histoires pour faire frémir les enfants , dont Ida, 10 ans se délecte chaque soir, le roman mérite lui le terme de thriller, ces histoires que  les adultes recherchent pour eux aussi frémir en tout impunité.

Cela commence par une légère angoisse, des lettres anonymes, qui ne mobilisent pas la gendarmerie locale. Mais peu à peu, les menaces se précisent et les portraits qui se dessinent sont ceux de vrais méchants prêts à nuire. Et le stress ne cesse augmenter, avec ces chapitres qui s’achèvent sur des notes qui attendent leur résolution, dans une dissonance pétrifiante.


Tout cela, cette histoire qu’il ne faut sans doute pas détailler, est écrit de main de maitre, qui utilise jusqu’au  le rythme de l’écriture, des phrases longues, décrivant avec une précision clinique les faits mais aussi les ressentis, qui sont autant de monologues intérieurs des personnages, avec les fluctuations de la pensée qui rebondit et d’adapte aux événements qui arrivent avec un crescendo terrifiant.

C’est en écrivant ces lignes que j’ rends compte de la musicalité de ce roman que je décris comme une symphonie.


Les personnages ont beaucoup à révéler de leur passé, des non-dits qui les caractérisent  encore, et de l’escalade des malchances  qui  les auront menés vers ce drame final. 


Un grand plaisir de lecture, à recommander à tous ceux qui aiment se faire peur, à moindre frais, et avec la possibilité de fermer le livre pour reprendre sa respiration, tant le déroulé suscite le recours à l’apnée pour se mettre à l’unisson avec les personnages.




Elle avait dit que c’était ici et pas ailleurs qu’elle voulait vivre, vieillir, mourir – que les autres se gardent le soleil et la Toscane, la Méditerranée et Miami, merci bien. Elle, folle jusqu’au bout, avait préféré s’installer à La Bassée et n’avait même pas voulu acheter ni visiter aucune des trois belles maisons du centre-ville, qui avaient pourtant l’air de castelets plutôt pas mal imités, façon grand style, tourelles, poutres apparentes, colombages et pigeonniers, dépendances. Mais non, elle avait préféré vivre au milieu de nulle part, répétant que pour elle rien n’était mieux que ce nulle part, vous vous rendez compte, au milieu de nulle part, dans la cambrousse, un endroit dont personne ne parle jamais et où il n’y a rien à voir ni à faire mais qu’elle aimait, disait-elle, à tel point qu’elle avait fini par quitter sa vie d’avant, la vie parisienne et les galeries de peinture et toute la frénésie, l’hystérie, l’argent et les fêtes qu’on fantasmait autour de sa vie, pour venir se mettre à travailler vraiment, racontait-elle, se colleter enfin avec son art dans un endroit où on lui foutrait la paix.

*

Elle voit son chien devant la porte, les oreilles dressées, aux aguets, qui se relève, se dresse, aboie, et sans plus réfléchir elle va lui ouvrir la porte. Le chien la bouscule, il force le passage, jappe encore en traversant la cour à toute vitesse, en diagonale, comme s’il savait où il allait. Et il le sait, c’est sûr : directement vers l’étable. Christine s’en étonne, il ne va pas souvent dans une direction avec une telle détermination. 

*

Maintenant, il semble que, pour Marion, ce qui reste à faire, c’est de consoler Ida et de l’étreindre, sachant que pour l’instant elle ne peut montrer que sa sidération et que ça, elle ne le veut à aucun prix ; elle reste muette comme si toute possibilité de parole avait été siphonnée en elle, qu’elle avait été soudain renvoyée très loin dans le silence – ce vieux silence intime de son enfance, comme lorsque, toute petite, elle préférait fermer les yeux et ne pas entendre les familles d’accueil qui se substituaient à l’absence de sa mère, dès que celle-ci disparaissait au bras d’un mari tout neuf pour qui elle se refaisait une vie dans laquelle sa fille n’avait pas de place, renvoyée alors au rang d’inexistant petit fantôme gris, insignifiant, comme une perforation dans la vie de sa mère ou comme un résidu empaqueté de rose, encombrant et joli déchet dont sa mère ne voulait plus entendre parler, cette petite ombre filiforme qu’on retrouvait plus tard chez des gens qui l’accueillaient, faisant ce qu’ils pouvaient, l’affublant parfois de frères et sœurs pendant quelques mois et parfois pendant un an ou deux, jamais plus, des enfants que la fillette ne songeait pas à aimer ni même à détester, mais dont elle chassait de sa mémoire, dès qu’ils voulaient y faire leur trou, la présence, les prénoms, ne gardant d’eux que le souvenir jaloux d’une poupée, d’une odeur, d’un jouet et puis rien d’autre, non, car très petite elle avait décidé de se taire et de n’avoir aucune mémoire des gens, de se souvenir seulement des moments partagés avec sa mère, comme ça, par bribes, quelques mois de ses quatre ans, une année de sept à huit ans, puis à onze, douze, treize ans, par à-coups, sa mère à chaque fois plus abîmée, décrépite ou au contraire comme lissée, rajeunie, blonde ou rousse, pleine aux as – et alors c’était la fête pendant quelques mois, des mots d’amour, des promesses de ne plus se quitter jamais, des tendresses, des cajoleries, des fugues dans des hôtels au bord de la mer avec vue sur la plage pour quelques jours ou quelques heures, l’argent claqué glissant des doigts qu’on imagine bagués de princesse ou de mafieux, ça durait ce que ça durait, jusqu’à ce que sa mère redevienne sombre et comme enlaidie, fatiguée, ternie par une étrange lassitude, une hébétude qui remontait, l’envahissait et, comme résignée, elle attendait prostrée qu’en elle le monstre resurgisse, que l’ombre la gagne entièrement, avec toujours cet air de reproche par lequel il se manifestait d’abord et que Marion avait appris à reconnaître, l’exaspération fulgurante de sa mère, une insulte qui cingle, un rire qui claque et tombe avec des mots



 
Issu d’un milieu modeste, Laurent Mauvignier abandonne des études de BEP comptabilité pour entrer à l’Ecole des Beaux arts de Tours en 1984. Il sera diplômé en 1991 dans le département Arts plastiques, puis s’inscrira à la faculté de Lettres Modernes, sans mener à terme ce nouveau cursus.









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